Vous en avez sans doute entendu parler. Plusieurs articles ont circulé sur le sujet, le pétrole a défoncé la barre des 0$ lundi le 20 avril pour s’établir à -37,63$ US/baril. Tout le monde se réjouit par un retour des prix à la pompe sous les 1$ le litre, mais peu de gens se posent des questions sur les conséquences majeures qui peuvent en résulter. Cet article se fera donc en deux parties. Dans celle-ci, nous ferons une visite dans les coulisses du marché de « l’or noir ». Je ne peux pas aborder ce sujet sans faire un parallèle avec le système bancaire et le risque systémique qui en découle. On nous dit que les banques sont suffisamment capitalisées. À quel point? Quel genre de contrecoup peuvent-elles encaisser? Dans la seconde partie, je tenterai de répondre à ces questions. Bonne lecture!
L’indice de référence dont il est question lorsqu’on dit que le baril de pétrole est à prix négatif, c’est le West Texas Intermediate (WTI). Il sert de référence sur le marché mais est également un point d’ancrage déterminant pour le prix du pétrole Albertain le Western Canadian Sélect (WCS). En effet, pour compenser sa qualité inférieure par rapport au WTI ainsi que les frais de transport supplémentaire pour l’acheminer aux raffineries, le WCS est vendu à rabais par rapport à son cousin Texan. Un escompte variable, mais qui avoisine les 10$ US déduit du prix moyen du WTI au cours du dernier mois civil.
Pour mettre tout le monde à la même page, il faut avant tout démêler les deux types de marchés:
- Le marché spot, qui représente le prix que je devrais payer si je voulais acheter un baril de pétrole dès maintenant. Si tel était le cas, je devrais essentiellement payer le prix au comptant (spot price). Celui-ci est de 18,56$ US au moment où j’écris ces lignes.
- Le marché des contrats à terme (future contracts). Lorsqu’on entend que les prix sont négatifs, ce sont les contrats à terme qui se négocient sous la barre des zéros dollars. Ces contrats viennent lier un vendeur et un acheteur pour une transaction qui aura lieu dans le futur.
Lorsqu’un acheteur se porte acquéreur d’un contrat à terme, celui-ci fait la promesse d’acquérir la commodité (pétrole) et d’en obtenir la livraison à un prix et une date déterminés d’avance. De là le terme « Future contract » puisque la transaction sera exécutée dans le futur. Ces transactions sont essentielles pour permettre autant aux vendeurs qu’aux acheteurs de se protéger contre la fluctuation possible des prix.
Pour l’illustrer, imaginons que Richard produit des huiles à moteur. Il doit donc s’approvisionner auprès d’un producteur pétrolier pour acheter les 2000 barils de pétrole nécessaires à ses activités de raffinage. Pour se protéger d’une fluctuation des prix pouvant nuire à ses coûts de production, Richard couvrira une partie de ses achats (1000 barils) via un contrat à terme le liant au producteur pétrolier. Richard va donc s’engager à recevoir la livraison de 1000 barils, dans 5 semaines au prix de 50$/barils.
Une semaine après avoir conclu l’entente, le passage d’un ouragan vient perturber l’approvisionnement de pétrole. Du coup, le prix augmente à 60$/baril. Dans ce scénario, Richard obtiendrait la livraison de ses 1000 baril à 50$ et devrait acheter les 1000 autres barils nécessaires à sa production au prix de 60$. Il obtiendrait donc un prix moyen de 55$ grâce à la protection fournie par le contrat à terme.
« Pourquoi Richard n’a pas acheté ses 2000 barils via les contrats à terme? »
Parce qu’il ne connaissait pas la direction que prendrait le marché: L’objectif du contrat à terme n’est pas de faire du profit mais de protéger les deux parties contre le risque de fluctuation des prix. Dans cet exemple, l’ouragan a été avantageux pour le producteur aux dépends de Richard puisque ce dernier a dû acheter 1000 barils au prix de 60$ au lieu de 50$. Cependant l’inverse aurait pu survenir. Une baisse de la demande compressant les prix à 40$ lui aurait alors été bénéfique puisqu’il aurait d’obtenu un prix moyen de 45$ sur son approvisionnement total. Le producteur quant à lui, aurait été pénalisé dans un tel scénario.
C’est pourquoi les contrats à terme sont conclus, ceux-ci apportent une stabilité au coût d’approvisionnement et de vente, tout en offrant une couverture contre le risque de fluctuation des prix pour les 2 parties impliquées. Dit autrement, les contrats à terme viennent atténuer l’effet ressenti de la fluctuation des prix.
« Alors comment les prix peuvent devenir négatifs? »
Le marché des contrats à terme n’est pas réservé exclusivement aux producteurs et aux commerçants. Il compte également bon nombre de spéculateurs pariant sur le mouvement des prix du pétrole. Par exemple, si vous anticipez une hausse des prix, vous pourriez acheter un contrat à terme au prix de 50$. Par la suite, si votre prédiction s’avère juste et que deux semaines plus tard les contrats à terme s’échangent 55$/baril, vous pourriez vendre votre contrat avant son échéance et générer un profit de 5$/baril. (Mon explication est simplifiée mais c’est essentiellement ça).
Bien entendu, aucun de ces spéculateurs ne veut mettre la main sur du pétrole physique, pourtant en achetant ces contrats, ceux-ci font la promesse d’en honorer la livraison. C’est pourquoi ils doivent absolument réussir à les vendre avant la date de clôture, COÛTE QUE COÛTE! Personne ne veut obtenir livraison de 1000 barils devant l’entrée de la maison.
Les contrats pour livraison en mai se clôturaient le 21 avril, date limite pour se débarrasser d’un contrat à terme, sinon quoi, livraison vous obtiendrez. Cependant, les circonstances actuelles font en sorte que les espaces d’entreposage disponibles se font rares. Tout le monde est plein jusqu’aux oreilles. Personne ne veut obtenir une livraison de pétrole supplémentaire en mai!
C’est à ce moment que la panique saisit les spéculateurs urgés de se débarrasser de leurs contrats. C’est alors que des acheteurs diront: « Je ne veux pas de ton pétrole, mais il me reste de la place pour l’entreposer, alors paye moi pour t’en débarrasser. »
Ainsi, nous assistons à l’arrivée des prix négatifs.
Pour un producteur laitier, si la demande en lait diminue, celui-ci peut simplement jeter l’excédent de lait par terre. Les vaches continueront à produire la même quantité de lait, qu’importe l’offre et la demande. Pour un producteur pétrolier c’est un peu plus complexe. Si la demande diminue, aucun moyen de se débarrasser du pétrole, ça serait un désastre environnemental. C’est pourquoi les prix se conduisent de façon irrationnelle à mesure que les espaces d’entreposage se raréfient.
« Mais pourquoi ne ferment-ils pas la valve jusqu’à ce que la demande reprenne? »
Il est plus rentable d’exploiter temporairement un puit pétrolier à perte que de le fermer complètement. En effet, le développement de nouvelles technologies d’exploitation pétrolière: la fracturation hydraulique (fracking) a donné accès à des ressources de pétrole là où il était autrefois inaccessible. Cela a permis d’augmenter l’abondance de pétrole disponible. Toutefois, Elizabeth Gerbel, PDG de EAG Services l’explique en comparant un puit à une bouteille de boisson gazeuse. Si on remet le bouchon sur la bouteille et qu’on l’entrepose pendant un certain temps au réfrigérateur, la boisson ne sera plus jamais aussi pétillante que lors de son ouverture initiale. De ce fait, fermer un puit vient alors garantir qu’il faudra réinvestir pour le rendre fonctionnel et performant de nouveau. De plus, plusieurs producteurs pétroliers ne sont pas propriétaires de la terre sur laquelle ils exploitent. Ils détiennent des contrats de location qui, si les opérations cessent, pourraient être rompus au bénéfice d’un compétiteur. Voilà pourquoi le pétrole continue à être extrait et vendu à perte dans bien des cas.
Pour comprendre le fonctionnement et les implications de l’extraction par fracturation hydraulique, je vous invite à consulter la courte video qui suit en cliquant sur le lien: FRACTURATION HYDRAULIQUE
Les problèmes d’offre et de demande ne datent pas d’hier. En effet, au cours de la dernière décennie, ce sont les État-Unis qui ont connu la plus forte augmentation du nombre de puits par fracturation hydraulique, du coup, l’offre augmente constamment et favorise la baisse des prix. En 2014, l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a déclaré la guerre aux États-Unis dans le but de se prévaloir de leur part de marché face à l’augmentation soutenue de la production de ces derniers. Ils ont fait tourner la production au maximum pour inonder le marché de pétrole, provoquer une baisse des prix et ainsi, faire des dommages à leurs rivaux.
Contré à la résilience des producteurs Américains, l’OPEP ainsi que ses alliés dont la Russie, ont conclu en décembre 2016 une entente stipulant la réduction de la production pétrolière d'environ 1,8 million de barils par jour. Ceci, pour éviter de subir eux-mêmes les dommages qu’ils voulaient infliger aux autres.
Les effets haussiers sur les prix, suite à cette entente, ont été éphémères. Au moment où le cartel pétrolier s’efforçait de réduire sa production pour le bien commun, les États-Unis ont profité de la brèche laissée dans le marché pour augmenter leur production, venant contrecarrer la manoeuvre de l’OPEP et de la Russie. Cela positionne les producteurs de l’OPEP et ses alliés dans une situation où ils devraient couper la production encore et encore pour soutenir les prix à mesure que les États-Unis continuent d’augmenter la leur. Ça ne fait aucun sens!
Tout ça ne se fait pas sans conséquence. Les tensions entre les pays producteurs ont augmenté. Il devient désormais plus difficile de faire passer une entente de réduction de la production même si personne ne bénéficie de la situation actuelle. Nous en avons eu la preuve lors de la réunion de l’OPEP dans la première semaine de mars 2020, face à la chute de la demande due à l’arrêt brutal de l’économie, les 14 pays membres de l’OPEP ont proposé à la Russie une baisse additionnelle de 1.5 million de barils par jour. Cette dernière a refusé de ralentir sa production, voyant un avantage dont les États-Unis pourraient bénéficier encore une fois.
Face au refus de la Russie, l’Arabie Saoudite a déclaré une guerre des prix de nouveau. Sa stratégie est simple: conduire ses compétiteurs à la banqueroute en surproduisant pour inonder le marché de son pétrole vendu à rabais. « Si la Russie refuse de couper sa production et bien, que le meilleur l’emporte! »
Il faut comprendre que l’Arabie Saoudite est bien positionnée dans ce jeu d’échec géopolitique, tel que rapporté par les données de Rystad Energy, elle a le coût le production le plus bas au monde. Vous pouvez l’observer dans le graphique qui suit.
Les pressions de l'Arabie Saoudite, combinées à la contraction économique, auront finalement eu raison de ce conflit. C’est le 12 avril, qu’une entente de réduction de la production mondiale s’est conclue. Cette fois-ci, elle inclut les États-Unis, le Mexique, la Russie ainsi que les pays membres de l’OPEP. Le fait que les Américains prennent part dans l’entente semble avoir été suffisant pour rassurer les Russes et les convaincre de coopérer. C’est donc une réduction de 9,7 millions de barils par jour qui a débuté le 1er mai et qui s’étendra jusqu’à la fin juin pour ensuite diminuer à 7,7 millions de barils/jour jusqu’à la fin 2020 puis, 5,8 millions de janvier 2021 à avril 2022.
La grande question: Est-ce que la coupure sera suffisante pour éviter le raz-de-marée de défaut de paiement des producteurs pétroliers?
Selon les données disponibles, ce n’est pas suffisant! La coupure de 9,7 M B/J représente environ 10% de la capacité de production mondiale alors que la demande globale a chuté de 30% en avril. Standard Chartered Plc Analysts rapporte que le mois dernier, le niveau de l’offre excédentaire serait de l’ordre de 21,3 M B/J. Les prix des contrats à terme ont remonté pour le mois de juin conséquemment à la décision de l'Arabie Saoudite de hausser les prix sur ses produits. Cependant nous nageons toujours dans un océan de pétrole. Si ces hausses de prix ne sont pas soutenues par un accroissement de la demande, nous retournerons tester les bas-fonds.
LA COUPURE DE 9,7M B/J SERAIT DE LA POUDRE AUX YEUX!
Voilà où les choses deviennent croustillantes, telles que le rapporte Simon Watkins dans un article publié sur oilprice.com, la coupure de production annoncée, cacherait un côté inédit. La réduction est basée sur des niveaux de références qui ne correspondent pas à la production réelle. Par exemple, la Russie et l'Arabie Saoudite doivent diminuer leur production respective de 2,5 M B/J par rapport à un niveau de référence de 11 M B/J tel qu’annoncé dans le communiqué de l’OPEP. Cependant l’Arabie Saoudite n’a jamais maintenu un niveau de production supérieur à 10,5 M B/J pendant une période soutenue. Les 12 M B/J dont plusieurs se réfèrent comme étant le sommet de l’offre que l’Arabie Saoudite a atteinte dans le passé, ne correspond pas à sa production réelle, mais plutôt à l’écoulement de ses réserves de pétrole additionnées à sa production. De 1973 à aujourd’hui, son volume de production moyen serait de 8.15 M B/J. Du coup, en s’auto-imposant une réduction de 2,5 M B/J basé sur une référence de 11, il n’y a concrètement aucune coupure de production par rapport à son rythme habituel. Il en va de même pour la Russie.
À mesure que le monde sortira de son confinement et que les déplacements reprendront, la demande ira en augmentant. Cependant il faut demeurer réaliste, la consommation pétrolière ne retournera pas aux niveaux connus précédemment, pas à moyen terme. Les avions vont rester majoritairement cloués au sol, jusqu’à ce que les gens soient rassurés et suffisamment rétablis financièrement pour recommencer à s’offrir des voyages non essentiels. Plusieurs entreprises adopteront le télétravail de façon permanente en découvrant que leur besoin face à de grands espaces de bureaux n’est plus essentiel. De ce fait, les déplacements seront considérablement réduits.
Devant ces observations, je ne serais pas étonné que les prix des contrats à terme du mois de Juin plongent de nouveau autour de la date de clôture le 19 mai. Peut-être pas à prix négatif comme les contrats qui étaient exécutables en mai mais probablement à un niveau inférieur par rapport à leur prix d’échange actuel.
Plusieurs têtes parlantes banalisent la situation en mentionnant que les contrats qui s’exécutent présentement ont été conclus il y a quelques semaines ou mois, peut-être années alors que les prix étaient encore positifs. C’est vrai, cependant les contrats qui ont été conclus à prix négatif sont exécutés en ce moment même, alors le problème est toujours là. De plus, les prix sont largement en-deçà du seuil de rentabilité de plusieurs producteurs. Pour combien de temps cette situation sera-t-elle viable?
DES DÉFAUTS DE PAIEMENT À L’HORIZON.
Comme vous le constatez, plusieurs producteurs à travers le monde sont dans le rouge présentement. La situation est encore plus critique pour les entreprises d’exploration et de forage dont l’activité est drastiquement réduite. Si vous croyez que ça ne change rien pour vous, détrompez-vous! Là où ça devient le problème de tout le monde, c’est lorsqu’on tient compte de la dette rattachée au secteur pétrolier. Évidemment, la solvabilité de cette dette est, pour la majorité, dépendante d’un prix de vente considérablement supérieur.
Pour l’illustrer, prenons Suncor en exemple, un producteur bien établi au Canada. Dans son rapport aux actionnaires pour le quatrième trimestre 2019, on voit que son coût de production moyen était de 28,55$ par baril. Avec le pétrole Canadien (WCS) qui se négocie autour des 19$ en date du 4 mai, nous sommes encore loin du seuil de rentabilité. Dans son rapport aux actionnaires pour le premier trimestre de 2020, Suncor fait mention de son projet d’exploitation de Fort Hills. Les coûts d’exploitation y sont en moyenne de 32 $/b à 37 $/b. Dans la situation actuelle, le prix du WCS est loin d’être à des niveaux suffisants pour couvrir leur frais. On ne parle pas de bénéfice encore!
En date du 31 mars 2020 Suncor avait une dette nette de 18,2 milliards, en hausse de 2 milliards depuis le 31 décembre 2019. La solvabilité de cette dette n’est pas au rendez-vous à l’heure actuelle. Dans le passé, au lieu de se préparer des munitions pour les jours plus sombres, la société comme plusieurs autres, a dilapidé 7 milliards de dollars pour effectuer des rachats d’actions. Une pratique dénoncée par le gouvernement Trump mais qui, à ma connaissance, passe encore sous le radar des Canadiens. Suncor a également déclaré que le paiement de ses dividendes n’était soutenable qu’à un prix du WTI supérieur à 35$ US.
Suncor est un exemple parmi tant d’autres. Exxon Mobil, une grosse capitalisation américaine a une dette de 46,9 milliards. La pétrolière BP, célèbre pour l’accident sur sa plateforme de forage Deepwater Horizon qui a inspiré le film du même nom en 2016, a 51,4 milliards de dettes. Ces géants ne sont pas les plus vulnérables à l’heure actuelle. En contrepartie, les entreprises de forage comme Transocean a 1,2 milliard de dettes qui arrivent à maturité* d’ici 2 ans et 4,3 d’ici 2024. Valaris a 130 millions de dettes qui arrivent à échéance* cette année, 400 millions en dépenses d’intérêts sur sa dette totale de 6,5G et seulement 100 millions de trésorerie. Nabors Industries a 1,4 milliard de dettes qui sera à échéance d’ici 2024. Ces derniers ont une dette qui est classée « Junk » par l’agence de notation Moody’s.
* i.e. Maturité* ou échéance*: Lorsqu’un investisseur achète une obligation d’entreprise, il agit en tant que prêteur. Concrètement, le débiteur (l’entreprise) remettra un titre de dette (obligation) en échange du prêt qui lui est octroyé. Le montant en intérêt versé au cours de la période est établi d’avance ainsi que la date à laquelle le capital devra être remboursé en entier (la date de maturité).
Comme on peut constater, les entreprises les plus exposées à la dette vont rencontrer des problèmes de liquidités lorsque celle-ci arrivera à échéance. D’où feront-elles apparaitre le capital nécessaire pour rembourser le principal? C’est en train de se produire dès maintenant. Whiting Petroleum, le plus grand producteur du Nord du Dakota est en faillite suite à l’effondrement des prix. Selon une étude réalisée par la Réserve Fédérale de Kansas City, 40% des producteurs de gaz et de pétrole feront face à l’insolvabilité au courant de l’année si les prix du brut demeurent autour des 30$.
Lorsque vous détenez des obligations, la valeur de vos titres dépend de la solvabilité du débiteur. Plus un débiteur est considéré à risque, plus le taux d’intérêt qu’il versera devra être élevé pour attirer les capitaux et ainsi, rémunérer la prise de risques. C’est pourquoi l’État verse le plus faible rendement du marché obligataire sur sa dette, puisqu’elle est considérée sans risque. Si un débiteur fait défaut de paiement ou menace de le faire, la valeur de vos titres de dette ira à zéro, notamment parce que personne ne voudra vous les acheter puisque votre débiteur sera probablement dans l’incapacité de rembourser votre capital une fois l’obligation arrivée à maturité.
Évidemment plusieurs investisseurs obligataires ont vendus leurs titres en panique lorsque les cours se sont effondrés. Cette dette, maintenant classée « Junk » par les agences de notation, fait fuir plusieurs investisseurs, à un tel point que les taux d’intérêt sur la dette de plusieurs entreprises du secteur est maintenant dans les deux chiffres. Nous assistons à l’effet de l’offre et de la demande; plus l’offre d’épargne est élevée par rapport à la demande de financement, plus les taux seront bas. Il en va de l’inverse dans le cas présent, les taux d’intérêt sont à la hausse puisque celle-ci attire moins de capitaux.
Il n’en fallait pas plus pour que la Réserve Fédérale (FED) intervienne avec la planche à billets. Pour la première fois de l’histoire, la FED injecte de l’argent dans des obligations pourries « Junk bond » par le biais des ETF*. Initialement la FED a mentionné son intention d’acheter des obligations d’entreprises qui ont une cotation minimale de BBB, soit le plus bas grade de la catégorie investissement (voir tableau ci-dessous). Elle a par la suite annoncé qu’elle inclurait ce qu’elle nomme les « Fallen Angels » qui sont des entreprises de la catégorie « investissement » qui ont été rétrogradées à « Junk » au cours du premier trimestre. Celles-ci n’incluent pas seulement des sociétés pétrolières, on y retrouve entre autres, Ford et Kraft Heinz.
* i.e. ETF (Exchange Traded Fund) ou en français FNB (Fond négocié en bourse) est un panier qui contient plusieurs titres (actifs) dans lequel on peut investir. Dans le cas présent il s’agit d’un panier contenant de la dette corporative de grade inférieur. La FED y investit de la même façon que l’on achète des actions en bourse. L’argent est distribué dans chaque titre contenu dans le panier en une seule transaction.
Il est bon de mentionner que la FED vient d’enfreindre sa propre loi mise en place en 1913. Celle-ci stipule qu’il lui est interdit de prendre des risques en achetant des titres d’entreprises. Elle contourne donc cette loi en mandatant le fond spéculatif BlackRock pour faire les achats à sa place. C’est cependant elle qui tire les ficelles et fourni le capital. De l’impression monétaire à une échelle jamais vue en Amérique du Nord.
Certains experts affirment que la dette rattachée au secteur pétrolier n’est pas un souci pour le moment en justifiant qu’une petite part de celle-ci arrivera à maturité en 2020. Ceci en considérant que les prix remontent rapidement. Cependant, la dette rattachée au secteur pétrolier n’est pas seulement financée sur le marché obligataire, certaines entreprises détiennent des prêts directement auprès des institutions financières en offrant des réserves de pétrole en garantie collatérale. Lorsque la valeur de cette garantie chute comme en ce moment, les prêteurs sont plus frileux à l’idée de renouveler les prêts ou les bonifier. Il en va de même pour votre maison, la banque vous prête sous condition que la valeur de votre collatéral (propriété) soit suffisante pour couvrir le risque.
Pour évaluer l’ampleur de la situation, il faudrait connaitre le montant total de ces créances à risque pour des milliers d’entreprises du secteur pétrolier à travers le monde. À défaut d’avoir épluché les états financiers de chacune d’entre elles, je vais citer un chiffre avancé par James Rickards dans son livre The Big Drop, publié en 2015. Dans son ouvrage, il mentionne qu’il y a environ 5,4 billions (5 400 000 000 000$) de prêts à risque rattachés au secteur de la fracturation aux États-Unis. Cette donnée n’est pas à jour et je n’ai pas pu la vérifier, cependant elle est très plausible et il est plutôt improbable qu’elle ait diminué depuis.
Pour mettre ça en perspective, suite à l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, c’est 700 milliards d’actifs pourris que le gouvernement a dû racheter. On se rappelle des dégâts que cela a causé… Si 40% des 5,4 billions en prêt devaient faire défaut, on parle d’un montant trois fois supérieur aux prêts hypothécaires à risque de 2008! Je rappelle que ce sont les chiffres des États-Unis seulement. Si on incluait toute la dette du secteur énergétique qui n’est pas soutenable à l’heure actuelle à travers le monde, le montant serait au-delà de tout entendement!
ALORS OÙ ABOUTIT LE RISQUE?
Voilà où ça devient intéressant! Le risque n’est pas nécessairement là où on pourrait le croire intuitivement, du moins, pas dans tous les cas. En effet, les dérivés financiers font en sorte que le risque peut aboutir à peu près n'importe où, même dans votre portefeuille!
Supposons que je suis un producteur pétrolier et que je cherche du capital pour financer mes nouvelles activités de forage par fracturation hydraulique. J’irais voir une banque, disons JP Morgan pour l’exemple. Celle-ci m’accorderait mon prêt de 500 millions uniquement si je peux leur fournir l’assurance que je serai en mesure de servir les paiements de ma nouvelle dette. Je vais donc me tourner vers un fond spéculatif, un assureur ou une banque, pour acheter un contrat de swap*.
* i.e. Contrat swap: Un dérivé financier qui résulte d’une entente entre deux parties pour échanger des instruments financiers ou un surplus de trésorerie (cashflow).
Je me retrouve donc à la banque Comerica pour leur faire une proposition de contrat swap. Puisque je suis un producteur organisé, je sais qu’en vendant mon baril de pétrole 60$, j’ai une marge de bénéfice suffisante pour servir les paiements de ma dette et générer un surplus satisfaisant.
Voici donc mon offre:
Si le prix du baril chute sous les 60$ (prix que j’ai préalablement établi), Comerica devra couvrir la perte entre le cours réel du baril et mes 60$. Du coup, si le prix chute à 40$, ils devront me payer les 20$ manquants. Je vais ainsi m’assurer d’un prix de revient fixe de 60$. En contrepartie, si le prix augmente au-dessus de 60$, je devrai céder tous mes bénéfices supplémentaires à la banque. Alors si le cours augmente à 100$, Comerica génèrera 40$ de bénéfice par baril sans avoir levé le petit doigt. Leurs analystes se penchent sur le dossier et ils sont d’avis que les cours pétroliers ont peu de chance de diminuer. Ils en concluent que c’est un bon pari, donc nous scellons l’entente.
En résumé, mon contrat swap m’a permis de verrouiller les cours à 60$. Je cède mes bénéfices à la hausse mais l’important c’est que je suis protégé face au risque de la baisse des prix. Je peux donc retourner voir JP Morgan pour conclure l’entente de prêt de 500 millions avec l’assurance que je recevrai mes 60$ par baril pour ainsi satisfaire le service de ma nouvelle dette.
Comme vous voyez, le swap a fait déplacer le risque du producteur pétrolier vers la banque. Alors lorsque les cours s’effondrent, le producteur se retourne vers la banque et lui dit « Paye moi! » Certains producteurs ont détourné le risque avec ces dérivés vers des banques, mais ce pourrait être également des fonds spéculatifs ou des assureurs.
MAIS L’HISTOIRE NE SE TERMINE PAS LÀ!
Maintenant que Comerica a ce swap de 500 millions en main, rien ne l’empêche de se retourner et le vendre à quelqu’un d’autre. Ils peuvent également détenir une dizaine d’autres contrats similaires conclus auprès de nombreux producteurs, totalisant 5 milliards. Ils pourraient les fragmenter en milliers de morceaux et les vendre à des fonds mutuels ou des fonds négociés en bourse (FNB / ETF). Ils peuvent donc se retrouver dans un ensemble de fonds obligataires. Ceux-ci pourraient se loger dans la portion revenue fixe de votre portefeuille que votre conseiller a pris soin de sélectionner pour vous! C’est ainsi que le risque se disperse et peut se retrouver n’importe où. Ça vaut la peine d’y porter attention!
N.B. Je n’ai pas utilisé Comerica au hasard dans mon exemple. En fait, selon les données rapportées par Creditsights, 4,9% des prêts accordés par Comerica appartiennent au secteur de l’énergie.
Plusieurs personnes affirment que les banques sont bien suffisamment capitalisées pour faire face à la vague de faillites à laquelle on fait face. On ne parle pas seulement du secteur énergétique mais tous les secteurs confondus. Donc, selon cette affirmation, la situation serait vraiment mieux qu’en 2008! Pourtant, nous sommes à une époque où nous n’avons jamais été autant exposés à l’effet de levier. Selon plusieurs sources, le marché des dérivés s’élèverait à plus de 1,2 billiard (Quadrillion en anglais) 1 200 000 000 000 000$. D’autres affirment que les dérivés seraient devenu un monstre l’ordre de 1,5 billiard. Personne ne peut savoir le montant exact, cependant nous savons que le montant est astronomique! Ceux-ci ne sont pas des actifs, ce sont des paris que des spéculateurs font entre eux par rapport à des taux d’intérêt ou des dettes par exemple (credit default swaps). Ces dérivés sont comme une avalanche attendant le flocon supplémentaire pour s'écrouler; Lorsque les défauts surviennent et que tout le monde veut récupérer son argent en même temps, c’est impossible, car elle n’existe pas!
Les dérivés sont des armes financières de destruction massive qui comportent un danger, bien qu'invisible, mais potentiellement mortel.
- Warren Buffett -
Pour visualiser physiquement à quoi ressemble 1,2 billiard de dérivés comparé de façon imagée aux grandes fortunes et à différents actifs comme la réserve d’or de la planète, je vous invite à visualiser l’illustration préparée par The Money Project en cliquant ici.
Tel que le rapporte le Financial Post, le secteur pétrolier représente 10% du PIB Canadien et environ 20% de nos exportations. Bien que l’énergie fossile soit controversée, n’en demeure pas moins qu’elle représente une part importante de la richesse canadienne. Je conclurais en mentionnant qu’il est devenu essentiel de diversifier notre économie pour éviter de devoir subir les contrecoups des guerres de prix ainsi que les conflits géopolitiques desquels nous n’avons aucune emprise.
Cet article comportera une seconde partie où je ferai le tour de la question en ce qui a trait au secteur bancaire. À quel point les banques sont bien capitalisées? Elles peuvent supporter un contrecoup de quelle ampleur? Quelles seraient les conséquences de l’échec de l’une d’entre elles? Est-ce que nous sommes concernés?
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Jean-François Gouin
Sources:
https://www.federalreserve.gov
https://www.cnn.com/2020/05/04/investing/fed-junk-bonds-etfs-debt/index.html